Vivre adulte avec ses blessures d’enfance

Réservé aux abonnés Publié le 23/03/2024 à 10h35 - Mise à jour le 23/03/2024 à 11h35 par  - Lecture en 7 min Ajouter à votre selection
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Cet article est paru dans le magazine Notre Temps , N°652 - Abonnez-vous

Décès d'un bébé, inceste, adoption tue, abandon familial ou perte d'un parent... Certains traumatismes vécus dans l’enfance continuent de nous habiter, et de nous faire du mal, parfois même sans que nous en ayons conscience. Il n’y a pas d’âge pour les affronter et diminuer leur pouvoir de nuisance.

"Ce petit frère décédé était au centre de nos vies", Sabine, 58 ans

"Quand j'avais 3 ans et mon frère 6 ans, mes parents ont perdu un bébé. Cela a été une déflagration pour notre famille. Ce petit frère a hanté notre enfance, tel un fantôme! Sans jamais que mes parents ne nous parlent de lui, il était pourtant au centre de nos vies. Mon frère et moi avons grandi avec une mère dépressive, un père absent. Aujourd'hui encore, plus de cinquante ans après, nous sommes tous les deux très angoissés par la mort et la maladie." Sabine, 58 ans

Le décès d'un bébé peut provoquer des ravages dans la fratrie quand le silence règne sur cette mort. "Face à l'absence de parole et à l'inexpliqué, les enfants échafaudent toujours des théories pour tenter de combler ce vide. Celle de leur propre culpabilité, très lourde à porter, surgit en général en premier", souligne Hélène Romano, psychologue, spécialiste de la prise en charge des blessés psychiques.

Il y a cinquante ans, les parents qui perdaient un enfant n'étaient pas accompagnés dans leur deuil par des professionnels, comme c'est le cas aujourd'hui. Ils restaient seuls, terrassés par leur détresse, peu disponibles pour leurs autres enfants. "Sabine et son frère, à qui personne n'a parlé, ont été comme niés, nourris seulement par le chagrin et les angoisses de leurs parents, privés d'énergie vitale", dépeint Virginie Megglé, psychanalyste. Rien d'étonnant à ce qu'ils en portent les stigmates aujourd'hui encore. Comment pourraient-ils trouver de l'apaisement? "Sans doute en réenclenchant le processus de deuil traumatique qui a été suspendu, afin que ce petit frère cesse d'être un fantôme", développe Hélène Romano. Cela peut commencer par le fait de pleurer ce bébé mort, d'organiser, pourquoi pas, un rituel de funérailles. Il s'agit finalement de reprendre l'histoire au tout début…

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"J'en voulais à mes parents adoptifs de m'avoir menti", Simone, 78 ans

"Je n'ai appris que j'avais été adoptée qu'à l'adolescence, de manière fortuite, pour une question de groupe sanguin. Mes parents adoptifs ont bien été obligés de lever ce secret! Pendant les années qui ont suivi, j'ai été une boule de colère. Je leur en voulais à eux de m'avoir menti, à ma mère biologique de m'avoir abandonnée comme un paquet encombrant. Et puis au fil du temps, j'ai adouci mes positions, essayé de comprendre les uns et les autres. J'ai réussi à pardonner. Aujourd'hui, j'ai l'impression d'être en paix." Simone, 78 ans

À l'époque où Simone était petite, il était souvent conseillé aux parents adoptifs d'attendre que leur enfant grandisse avant de lui raconter ses origines. Et puis le temps passait, et les mots ne venaient jamais. Jusqu'à ce que le secret finisse par exploser, telle une bombe à retardement. "À la violence de l'abandon initial s'est ajoutée celle du mensonge chaque jour réitéré pendant des années. De quoi effectivement créer un traumatisme", constate Virginie Megglé. Le pardon peut-il alors constituer une voie de guérison? "Cette notion est à manier avec beaucoup de précaution. Aucune victime ne doit se sentir obligée de pardonner, ce serait une violence supplémentaire. Pour que le pardon advienne, il faut déjà qu'il ait été demandé par celui ou celle qui a blessé la victime, avec sincérité et sans attendre qu'il efface tout", souligne Hélène Romano. À ces conditionslà, le pardon (ou au moins une démarche de compréhension) peut sans aucun doute apporter de l'apaisement.

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"J'ai subi un inceste, ma mère ne m'a rien dit", Flore, 65 ans

"Ce n'est que récemment que j'ai réussi à parler des viols que le frère de ma mère me faisait subir lorsque j'étais une petite fille. Je me demande si ma mère ne l'avait pas compris, car un jour, quand j'ai eu 12 ans, nous avons déménagé, et je n'ai jamais revu mon oncle. Mais elle ne m'a rien dit, alors je me suis tue. Ma vie a été une accumulation de difficultés (dépression, addictions). Il y a deux ans, j'ai consulté une psychiatre à qui j'ai tout raconté. Depuis, je sens que j'émerge d'un long tunnel." Flore, 65 ans

Puisque Flore a été éloignée de son agresseur, on pourrait penser qu'elle a été protégée. En réalité, il n'en est rien. "En tant que chercheuse, j'ai pu constater que les victimes d'inceste qui vont le plus mal sont celles ayant eu des parents “paradoxaux”. D'un côté, ils ont mis leur enfant à l'abri. Mais d'un autre, ils lui ont imposé le silence, le plus souvent pour protéger la famille. Une attitude parentale aussi ambivalente est profondément destructrice", explique Hélène Romano. Plus de cinquante ans après les faits et une vie de souffrance, cette femme semble avoir trouvé un soulagement à travers la parole.

"Exprimer son traumatisme, au sens de le faire sortir de soi au moyen de mots, peut effectivement alléger la douleur, quel que soit l'âge. À condition que cette parole ne tombe pas dans le vide et qu'elle soit reçue par un tiers capable de reconnaître l'existence du traumatisme", insiste Virginie Megglé. D'où l'importance de bien choisir son interlocuteur, idéalement un psychologue ou un psychiatre formé à la prise en charge des victimes d'inceste*. "Il saura s'ajuster, respecter la temporalité de la victime, sans lui asséner telle ou telle injonction", précise Hélène Romano.

*Se renseigner auprès de son médecin traitant ou d'associations de victimes d'inceste.

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"Je pensais que mon père était parti parce qu'il préférait sa fille", Jules, 82 ans

"Quand j'étais enfant, mes parents se disputaient beaucoup. Et puis un jour, l'année de mes 9 ans, mon père a quitté la maison pour aller vivre avec une autre femme dans le village voisin. Ensemble, ils avaient eu une petite fille qui avait 5 ans. À partir de là, j'ai rarement revu mon père. J'ai toujours pensé qu'il était parti parce qu'il préférait sa fille à moi, que j'étais un enfant décevant. Voilà pourquoi je n'ai eu de cesse de montrer à mes enfants que je les aimais." Jules, 82 ans

Ce petit garçon a connu non seulement l'abandon mais aussi la trahison de la part d'un père menant une double vie pendant plusieurs années. Même s'il semble avoir réussi à dépasser ce traumatisme puisqu'il a construit une famille et n'a pas été dans la répétition du comportement paternel, il est assez probable qu'il en souffre encore, des décennies plus tard. "Le propre d'une blessure d'enfance est de continuer à suinter en soi à la manière d'une plaie infectée, durant des années, tant qu'elle n'a pas été soignée. C'est l'enfant meurtri qui gémit à l'intérieur de l'adulte, parfois même qui hurle", décrit Virginie Megglé. Or, personne n'est condamné à supporter ce poids à vie: à tout âge, il est possible d'agir. "Un événement traumatique ayant la particularité d'être intemporel, il reste accessible tout au long de la vie. Rien ne pourra l'effacer, mais la personne pourra au moins lui donner du sens et apprivoiser la souffrance qu'il suscite", encourage Hélène Romano. Ainsi, même à 82 ans, Jules pourrait, par exemple, écrire une lettre à son père pour lui dire ce qui lui a fait si mal, les émotions qu'il a ressenties étant enfant. Et éventuellement, aller la déposer au cimetière sur sa tombe. "Ce rituel sera l'occasion de mettre, enfin, des mots sur ce qu'il a vécu", note-t-elle.

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"J'étais l'aîné, tellement occupé à ce que ma mère tienne debout", Yvon, 72 ans

"Mon père est décédé d'un accident de voiture quand j'avais 11 ans. J'étais l'aîné de trois enfants et tout naturellement, j'ai secondé ma mère dans cette épreuve. J'ai le sentiment d'avoir été tellement occupé à ce que ma mère tienne debout que je n'ai pas eu la possibilité de faire mon deuil. Devenu adulte, je n'ai jamais voulu devenir père: l'idée que mes enfants puissent être orphelins m'était insupportable." Yvon, 72 ans

Perdre tôt un parent projette presque inévitablement un enfant vers des responsabilités d'adulte. "Souvent, surtout lorsqu'il est l'aîné, il s'installe de sa propre initiative et aussi parce qu'on le laisse faire, dans cette position d'enfant thérapeute qui va réparer le parent restant. Très jeune, il apprend à être le “grand” qui s'occupe de toute la famille et à brimer l'enfant en lui", indique Virginie Megglé. Finalement, Yvon a été père à la place de son père dès le plus jeune âge et n'a ensuite pas souhaité le devenir vraiment. Comme si quelque chose s'était cassé en lui pour toujours. Malheureusement, il n'est plus temps pour lui de réparer ce renoncement dont la radicalité dit bien la souffrance sous-jacente. "Mais il peut au moins s'autoriser à consoler le petit Yvon, puisque personne ne semble l'avoir fait à l'époque. Il n'est jamais trop tard, par exemple, pour fréquenter un groupe de soutien aux personnes endeuillées ou pour entamer une psychothérapie", suggère Hélène Romano.

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Commentaires

  • 24/03/2024 10:36 Répondre

    doudou33

    J'étais la dernière de 7 filles, ma mère était née dans une famille de 9 enfants, elle nous a appris à être fortes mais ne nous a jamais montré son amour, pas de gestes tendres ni de câlins. Elle était très sévère et nous frappait régulièrement sans que l'on père ne dise quoi que ce soit, j'en souffre encore aujourd'hui
    J'ai eu des enfants et je n'ai pas voulu reproduire ce que j'avais vécu dans mon enfance, ils ont commis des erreurs mais sont devenus très vite adultes. Je les aime de tout mon cœur et ils me le rendent bien
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